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Moyen-Orient : les grandes manoeuvres ont commencé

La case sud-ouest de l'échiquier du Grand jeu eurasiatique est en effervescence. Depuis deux mois, les cinq grands acteurs de la crise syrienne - USA, Russie, Turquie, Iran et Arabie saoudite - multiplient les rencontres dans les coulisses du théâtre d'ombres alors que la situation dégénère sur le terrain : l'Etat Islamique avance, la coalition Al Qaeda avance, les deux continuent de s'entretuer, l'armée syrienne recule dans le nord mais consolide ses positions entre Damas et le Liban, la cynique Turquie profite de l'opération "anti-terroriste" pour s'en prendre exclusivement aux Kurdes avec l'entier soutien occidental malgré la condamnation de la Ligue arabe (Qatar excepté), conflit turco-kurde qui pousse d'ailleurs Téhéran à fermer sa frontière et met en danger les pipelines présents ou futurs passant par les zones kurdes au grand dam de Washington pour qui c'est le seul moyen d'isoler énergétiquement la Russie...

Rappelons que les soubresauts actuels du Moyen-Orient sont la conséquence de l'invasion de l'Irak en 2003 par les Etats-Unis. Saddam parti, la majorité chiite a pris le pouvoir à Bagdad, faisant sonner les alarmes à Tel Aviv et à Riyad : un monumental arc chiite Iran-Irak-Syrie-Liban se constituait sous les yeux éberlués des bras cassés de Washington qui n'avaient peut-être pas prévu la chose.

Moyen-Orient : les grandes manoeuvres ont commencé

Israël (motif stratégique) et l'Arabie saoudite (motif confessionnel) ne pouvaient l'accepter. Le Qatar, lui, voulait faire passer son gazoduc vers l'Europe. Dès lors, tout a été mis en oeuvre pour casser le croissant chiite, avec la complicité partielle des Américains mi-repentants mi-embarrassés. L'Iran était intouchable à moins de déclencher une nouvelle guerre ; mais après les fiascos irakien et afghan, le bellicisme US était un temps douché. Difficile de s'en prendre à l'Irak que nos apprentis-sorcier venaient de "libérer". Certes, les provinces sunnites de l'ouest commençaient à se rebeller devant la mainmise chiite : Saoudiens et Qataris joueront là-dessus. Le Liban hezbollahlisé n'était qu'une l'extrémité de l'arc, ce qui n'empêchera tout de même pas Israël d'y mener la guerre de 2006.

Le maillon faible était la Syrie d'Assad, chiite alaouite présidant à la destinée d'une majorité sunnite. Le printemps arabe qui éclata en 2011 fut du pain béni pour Tel Aviv et Riyad. Comme l'a montré Frédéric Pichon, les islamistes sunnites financés par les pétromonarchies étaient là dès le début de la révolte. Prospérant sur les décombres du fiasco irakien et du chaos syrien, l'Etat Islamique et Al Qaeda, formant d'abord une seule et même entité avant de se scinder en deux mouvements distincts et maintenant opposés, furent aidés par les éternels usual suspects (Arabie saoudite, Qatar) avec la complicité américaine.

Comme d'habitude, le monstre a échappé à son créateur et les grassouillets cheikhs ont été pris de panique quand leur bébé a décidé d'instaurer un califat ne reconnaissant pas l'autorité saoudienne. Toutefois, le mal était fait et, ô coïncidence, les intérêts stratégiques combinés israélo-américano-saoudiens atteints : l'arc chiite était coupé en deux, en son centre, avec l'apparition d'un sunnistan à cheval sur la frontière syro-irakienne.

Moyen-Orient : les grandes manoeuvres ont commencé

Nous en sommes donc là aujourd'hui. Devant les excès inhumains de l'EI, l'habituelle bande des quatre (USA-Arabie saoudite-Israël-Qatar) s'est tout de même cru obligée d'intervenir (Israël en moins, Turquie en plus), mais sans taper trop fort : l'EI est un cadeau du ciel.

Dans l'autre camp, la Russie et l'Iran (et la Chine de loin) feront tout pour sauver Assad. Les motivations de Téhéran sont évidentes, stratégiques et confessionnelles. Pour Moscou, il s'agit de maintenir le dernier régime laïc du Moyen-Orient, de sauver les chrétiens d'Orient, mais aussi d'empêcher le gazoduc qatari de passer et de conserver sa base navale de Tartous.

Toutefois, depuis quelques temps, les cartes se brouillent, les lignes deviennent floues, particulièrement ces derniers mois... Sous l'administration Obama, la politique américaine semble naviguer à vue tel un bateau ivre, ce qui place ses alliés dans une situation inconfortable et ses adversaires dans l'expectative. L'accord nucléaire avec l'Iran a outré les Israéliens et les Saoudiens, le non-bombardement de la Syrie en 2013 a déçu l'ami turc. On se prend alors à rêver d'un vrai changement de direction de la politique US, d'un éloignement d'avec ses alliés islamistes... Caramba, encore raté. Barack à frites autorise ses avions à (théoriquement) bombarder l'armée syrienne loyaliste. Si les Etats-Unis veulent s'en prendre à Assad, il ne leur reste d'ailleurs que quelques mois avant que l'Iran ne récupère une partie de ses avoirs gelés (grâce à l'accord sur le nucléaire voulu par ce même Obama) et n'augmente massivement son aide à la Syrie. Que veulent donc les Américains ? Le savent-ils eux-mêmes ?

Pour l'Arabie saoudite, c'est en trop. Fin 2014, Riyad se lance dans la guerre du pétrole contre son mentor US, profitant peut-être d'abord d'un accord secret entre Kerry et Abdallah voulant refaire le coup de 1986 et couler la Russie. Ce qui est sûr, c'est que la maison des Seoud a bien l'intention d'écrouler la production américaine de schiste. Plus étonnant encore, les Saoudiens se rapprochent de... Moscou ! La visite d'une délégation saoudienne de très haut niveau en juin à St Peterbourg a pris tout le monde de court et les observateurs se grattent encore la tête des semaines après. Promesse d'investissement de plusieurs milliards, possible méga-contrat sur la construction de centrales nucléaires... Les cheikhs ont soudain les yeux de Chimène pour Poutine. Quel changement depuis la visite de Bandar en Russie il y a deux ans, lors de laquelle il avait presque menacé de déchaîner le terrorisme durant les Jeux olympiques de Sochi si Moscou ne laissait pas tomber Assad ! Depuis, les Saoudiens ont mis beaucoup d'eau dans leur lait de chamelle et sont revenus à de (bien) meilleurs sentiments. Certes, de profondes divergences demeurent et Riyad vient de refuser la proposition russe de constituer une coalition mondiale contre l'EI. Mais les discussions de St Petersbourg, dont rien n'a filtré, sont peut-être à l'origine d'un fait impensable et dont nos médias n'ont pas parlé : la visite du chef de la Sécurité nationale syrienne, le général Mamelouk, en Arabie saoudite. Les ennemis jurés se p-a-r-l-e-n-t, le tout sous la houlette russe ! Citons quelques extraits de l'article :

La rencontre aurait donc eu lieu à Riyad, dans la seconde moitié de juillet, et elle a réuni le vice-héritier du trône, l'émir Mohammad ben Salmane, et le chef de la Sécurité nationale syrienne, le général Ali Mamelouk, en présence d'un responsable des renseignements russes. S'il est clair que cette rencontre n'a pas abouti à des résultats concrets, ni à un changement de la politique des deux pays l'un envers l'autre, elle a en tout cas permis à chacun d'exposer son point de vue et ses griefs. Face au gouffre qui sépare actuellement les deux camps, la démarche peut être considérée comme un grand pas et une victoire incontestable pour les Russes (...) Les Russes préparaient depuis longtemps ce projet, considérant qu'ils sont les plus habilités à contribuer à la solution en Syrie (...) Ils avaient d'ailleurs fait des tentatives dans ce sens (...) mais elles avaient toutes échoué, les dirigeants saoudiens étant alors convaincus de pouvoir obtenir la chute du régime syrien en aidant les combattants de l'opposition syrienne. Aujourd'hui, la situation régionale et en Syrie a quelque peu changé.

(...) Le président syrien Bachar el-Assad a prononcé un important discours où il a soigneusement évité de parler de l'Arabie et de son « rôle négatif » en Syrie, comme il le faisait dans ses précédents discours. (...) Le régime syrien a donc ainsi écouté les conseils russes et il a voulu donner une chance à l'initiative du président Poutine.

L'insistance de certaines rumeurs venues de Turquie sur la détermination de Poutine à lâcher Assad montre que cette initiative russe inquiète de nombreux pays de la région. Si la Russie voulait lâcher Assad, pourquoi se démènerait-elle autant pour arranger une rencontre entre Mamelouk et le prince Mohammad ben Salmane ?

Sauf si Mamelouk lui-même s'apprêterait à lâcher Assad...

Ah l'Orient compliqué...

Les Saoudiens vont-ils lâcher l'affaire en Syrie pour mieux se concentrer sur le Yémen où la rébellion chiite houthie est considérée comme une menace existentielle par Riyad ? Se rendent-ils compte qu'il n'y a pas d'alternative à Assad, que les créatures qu'ils ont créées - EI, Nosra - seraient la solution du pire ?

Et la Turquie dans tout ça ? Sans doute victime de strabisme, elle continue de confondre PKK kurde et Etat Islamique, bombardant le premier, renâclant à fesser le second constitué de ses petits protégés. Le culot d'Ankara est assez invraisemblable mais le "camp du Bien" trouve ça génial, alors pourquoi s'en priver ? Notons que c'est également un moyen pour Erdogan, dont le parti a connu une défaite aux législatives de juin, de ressouder le pays autour de lui avant les nouvelles élections. Alliés sur de nombreux dossiers, la Russie et l'Iran divergent complètement sur le conflit kurde. Téhéran a tout intérêt à ce que la situation s'apaise afin de faire passer un jour ses pipelines vers l'Europe. Pour Moscou, c'est l'inverse : plus la situation s'enlise et plus les tubes russes paraîtront comme la seule solution énergétique viable pour l'Europe. D'ici à ce que Poutine soutienne les Kurdes, il n'y aurait qu'un pas... que la Russie ne peut franchir : elle a elle aussi besoin de la Turquie pour faire passer son Turk Stream et ne peut se permettre de se mettre à dos Ankara. Poutine et Erdogan devraient d'ailleurs bientôt en discuter. Un rabais gazier russe contre un abandon turc des rebelles syriens ?

Beaucoup d'avions sont pris par de hauts responsables en ce moment, ça s'agite partout. Le ministre iranien des Affaires étrangères est à Damas pour discuter d'un plan de paix. Il y a quelques jours, c'était le ministre syrien qui était à Téhéran avec l'envoyé spécial de Poutine. Auparavant, c'est le fameux général iranien Soleimani, l'Arsène Lupin du Moyen-Orient, qui était à Moscou pour voir le président russe, provoquant d'ailleurs l'aigreur de Washington. Quels plans ont bien pu échafauder ces deux maîtres d'échecs ?

Accrochez vos ceintures, le Moyen-Orient devrait connaître d'intéressants rebondissements ces prochaines semaines...

Tag(s) : #Moyen-Orient, #Etats-Unis, #Russie, #Gaz, #Pétrole

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